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8 déc. 2023 - Droit maritime – Champ d’application de la limitation de responsabilité du manutentionnaire portuaire - C. Bauer-Violas et C. Godbille

La Cour de cassation a récemment rendu un arrêt (Com., 22 novembre 2023, pourvoi n° 22-17.843, publié au bulletin) qui vient limiter le domaine d’application du plafond de responsabilité dont bénéficie le manutentionnaire portuaire.

Conformément aux dispositions de l’article L. 5422-23 du code des transports « la responsabilité de l'entrepreneur de manutention ne peut en aucun cas dépasser les montants fixés par l'article L. 5422-13 et par les dispositions réglementaires prévues par l'article L. 5421-9, à moins qu'une déclaration de valeur ne lui ait été notifiée ».

Ce plafond d’indemnisation ne correspond que partiellement à celui qui est institué au profit du transporteur maritime, l’article L. 5422-13 du même code disposant que « la responsabilité du transporteur est limitée, pour les pertes ou dommages subis par les marchandises, aux montants fixés » par la convention internationale pour l'unification de certaines règles en matière de connaissement, signée à Bruxelles le 25 août 1924.
Le plafond de responsabilité dont bénéficie le transporteur est ainsi limité aux seuls dommages consistant dans les pertes et dommages subis par les marchandises, l’indemnisation des autres préjudices n’étant pas plafonnée.

A la question de savoir si la locution « en aucun cas », qui définit le plafond applicable au manutentionnaire portuaire, correspondait aux seules « pertes ou dommages subis par les marchandises », définissant le plafond applicable au transporteur, la Cour de cassation a apporté une réponse négative. Elle a ainsi consacré une lecture dite extensive de l’article L. 5422-23 du code des transports, la limitation de responsabilité du manutentionnaire s'appliquant « aux dommages causés à la marchandise et à ceux consécutifs ou annexes supportés par le transporteur » (Com., 16 janvier 2019, pourvoi n° 17-24.598, publié au bulletin).

Elle a ainsi jugé, par une série d’arrêts rendus dans les années 2010, que les frais de manutention, stationnement et destruction des marchandises endommagées, les frais de surestaries pour l’immobilisation du conteneur et de réparation des dommages causés à des conteneurs ne peuvent être invoqués par le transporteur à l’encontre du manutentionnaire au-delà du plafond légal (Com., 16 janvier 2019, préc. ; 14 janvier 2014, pourvoi n°12-28.877 ; 19 octobre 2010, pourvoi n° 09-15.244).

Toutefois, indépendamment de la règle édictée par l’article L. 5422-23 du code des transports, le manutentionnaire maritime peut également engager sa responsabilité délictuelle à l’égard des tiers lors des opérations de mise à bord et de débarquement (Com., 28 mai 1974, pourvoi n° 73-10.526, publié au bulletin ; 15 juillet 1987, pourvoi n° 85-17.567, publié au bulletin).

Le manutentionnaire qui aurait engagé des frais pour indemniser les tiers de préjudices qu’il leur a causés peut-il invoquer ces dépenses et les déduire, par compensation, de la somme qu’il doit au transporteur maritime, en application des dispositions de l’article L. 5422-23 du code des transports ?

La Cour de cassation vient de répondre à la négative par cette question et de juger que « La limitation de responsabilité du manutentionnaire prévue à l'article L. 5422-23 du code des transports ne s'applique qu'à l'égard du transporteur et ne peut donc porter que sur les dommages subis par ce dernier. Le manutentionnaire n'est pas fondé à en réclamer le bénéfice pour des frais destinés à limiter ou réparer son propre préjudice ou celui qu'il a causé à des tiers ».

Il en résulte que le manutentionnaire qui a engagé des dépenses pour limiter et réparer le dommage qu'il a causé aux installations portuaires, et non au transporteur, ne justifie d'aucune créance à l'égard de ce dernier pouvant faire l’objet d’une quelconque compensation.
Cette solution, jusqu’ici inédite, consacrée par un arrêt publié, exclut que soient englobées dans le plafond de responsabilité contractuelle du manutentionnaire les conséquences de sa responsabilité délictuelle, ce qui ne contrevient en rien aux dispositions de l’article L. 5422-23 du code des transports.

La limitation de responsabilité du manutentionnaire portuaire connaît donc elle-même des limites.
 
Catherine Bauer-Violas et Clélia Godbille

6 dec. 2023 - Copreneurs d’un bail rural : conséquences du défaut d’accomplissement de la formalité prévue à l’article L. 411-35 alinéa 3 du code rural et de la pêche maritime - O. Feschotte-Desbois et C. Godbille

La Cour de cassation vient de se prononcer sur une question épineuse qui, donnant lieu à des décisions divergentes des cours d'appel, était très attendue par tous les spécialistes du droit rural.

Rappelons qu’aux termes de l’article L. 411-31 du code rural et de la pêche maritime, toute contravention aux dispositions de l’article L. 411-35 constitue une cause péremptoire de résiliation du bail rural.

En son premier alinéa, cet article interdit toute cession du bail rural, sous quelques exceptions. L’alinéa 3, relatif au sort du bail consenti à différents copreneurs, dispose que « Lorsqu'un des copreneurs du bail cesse de participer à l'exploitation du bien loué, le copreneur qui continue à exploiter dispose de trois mois à compter de cette cessation pour demander au bailleur par lettre recommandée avec demande d'avis de réception que le bail se poursuive à son seul nom. Le propriétaire ne peut s'y opposer qu'en saisissant dans un délai fixé par décret le tribunal paritaire, qui statue alors sur la demande ».

Après avoir jugé, par un arrêt inédit, que « le défaut d'accomplissement de l'obligation d'information du propriétaire, en cas de cessation d'activité de l'un des copreneurs, constitue un manquement aux obligations nées du bail et une violation » de l’article L. 411-35 (3e Civ., 4 mars 2021, pourvoi n° 20-14141), la Cour de cassation vient, par un arrêt publié rendu en formation de section, d’effectuer un revirement de jurisprudence.

Elle a en effet jugé que la formalité prévue par l’article L 411-35 alinéa 3 du code rural et de la pêche maritime a « pour objet de permettre au preneur resté en activité de régulariser la poursuite du bail à son seul nom et de préserver ainsi sa faculté de le céder dans les conditions de l’article L 411-35 », de sorte que
« Ce texte ne crée donc, pour le copreneur resté en activité, qu'une simple faculté, dont le non-usage ne constitue pas une infraction aux dispositions de l'article L. 411-35, de nature à permettre la résiliation du bail sur le fondement de l'article L. 411-31, II, 1° » (3e Civ., 30 novembre 2023, pourvoi n° 21-22.539, à paraître au bulletin).
 
Cette décision, qui ne s’imposait pas au regard de la lettre des textes applicables, mais qui semble mieux refléter la volonté du législateur, apporte une réponse définitive aux questions des praticiens du droit rural sur les conséquences du défaut d’accomplissement de la formalité prévue à l’article L. 411-35 alinéa 3 du code rural et de la pêche maritime.

Olivia Feschotte-Desbois et Clélia Godbille
 

1 déc. 2023 - Le préjudice des associations agréées ou déclarées répondant aux conditions fixées par l’article L. 142-2 du code de l'environnement - C. Bauer-Violas

Les associations agréées ou déclarées répondant aux conditions fixées par l’article L. 142-2 du code de l'environnement et qui ont notamment pour objet la protection de l'environnement peuvent obtenir réparation du préjudice moral que causent aux intérêts collectifs qu'elles ont pour objet de défendre le non-respect de la réglementation destinée à la protection de l'environnement ou relative aux installations classées.

C’est ce que rappelle la chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 28 novembre 2023 (Req n°22-86567 à paraitre) en censurant l’arrêt de la cour d’appel de Metz qui dans la procédure suivie contre une personne morale, particulièrement connue dans le domaine de l’acier, du chef d’exploitation d’une installation classée en violation d’une mise en demeure, l’a condamnée à une peine d’amende et prononçant sur les intérêts civils a débouté les associations France nature environnement et Lorraine nature environnement de leurs demandes en qualité de parties civiles.

Déjà, avant l’entrée en vigueur du code de l’environnement, la Cour de cassation avait approuvé une cour d’appel ayant jugé qu’une association régulièrement constituée pour la défense de l'environnement et, plus particulièrement, pour la protection des eaux et rivières, était recevable à se constituer partie civile pour obtenir de la personne reconnue coupable du délit de pollution des cours d'eau, réparation du préjudice résultant pour elle de cette infraction sur le seul fondement de l'atteinte ainsi portée aux intérêts collectifs qu'elle avait statutairement pour mission de défendre (Crim. 1er octobre 1997, n° 96-86.001).

Par la suite, elle a rejeté le pourvoi formé contre un arrêt ayant retenu qu'en application de l’article L. 142-2 du code de l’environnement, il est de droit constant, que, dès lors que les infractions sont constituées, la seule atteinte portée aux intérêts collectifs que l'association a mission de défendre constitue le préjudice de celle-ci et que la seule atteinte portée aux intérêts définis par les statuts de l'association agréée de l'environnement par l'infraction à la protection de l'environnement ou de lutte contre les nuisances, constitue le préjudice moral indirect de celle-ci (Crim. 5 octobre 2010, n° 09-88748).

Récemment, elle a encore rappelé que « la seule violation de la réglementation applicable est de nature à causer aux associations concernées un préjudice moral indemnisable » (Crim 29 juin 2021, n° 20-82.245, au bull. ; v. également Crim. 25 juin 2019, n° 17-84.753).
Peu importe ainsi qu’il n’ait pas été démontré par les associations appelantes que les manquements à la réglementation applicable aient engendré un dommage avéré à l’environnement (Crim. 17 décembre 2019, n° 19-80.805).

Dès lors, la censure était inévitable dans l’espèce ayant donné lieu à l’arrêt du 28 novembre 2023 puisque la cour d’appel s’était bornée, pour rejeter la demande indemnitaire, à relever l’absence de dommage alors que les associations faisaient valoir que le non-respect par la prévenue de l’arrêté préfectoral de la mise en demeure du 8 octobre 2018 était à l’origine du préjudice moral indirect qu’elles subissaient et au titre duquel elles demandaient l’indemnisation de celui-ci et que la seule violation de la réglementation applicable était de nature à causer aux associations concernées un préjudice moral indemnisable.

Catherine Bauer-Violas

10 nov. 2023 - Contrôle d'une demande d’exéquatur d’une sentence arbitrale impliquant une personne morale de droit public française - F. Sebagh

Dans un arrêt du 17 octobre destiné à la plus large publication, le Conseil d’Etat s’est prononcé sur l’office du juge administratif saisi d’une demande d’exéquatur d’une sentence arbitrale impliquant une personne morale de droit public française (CE 17 octobre 2023, Req. n°465761).
 
A l’origine de cette décision, se trouve un conflit vieux d’une dizaine d’années entre un syndicat mixte en charge de la gestion d’un aéroport régional et une compagnie aérienne irlandaise.
 
Au cœur de leur litige, la convention qu’ils ont conclue, aux termes de laquelle la compagnie s’engageait à assurer trois liaisons par semaine entre l’Angleterre et l’aéroport en cause en contrepartie de réductions sur les redevances aéroportuaires au cours des trois premières années d'exécution du contrat. Par une seconde convention, une filiale de la compagnie aérienne s’engageait à faire, sur le site internet de la compagnie, la promotion du département, moyennant le versement par le syndicat mixte d'une somme totale de près d’un million d’euros sur les trois premières années d'exécution du contrat.

Après deux ans d’exécution du contrat, la compagnie a sollicité des conditions plus avantageuses, arguant du contexte économique difficile, ce que le syndicat a refusé.
 
C’est dans ces conditions que la compagnie a résilié unilatéralement le contrat la liant au syndicat. Ce dernier a donc saisi la juridiction administrative pour réclamer l’indemnisation de son préjudice. Par un arrêt devenu définitif en date de 2016, la cour administrative d’appel de Bordeaux a estimé que le litige en cause relevait de la compétence d’un arbitre, en application d’une clause compromissoire figurant au contrat.  
  
Dans le même temps, les sociétés ont justement saisi la juridiction arbitrale désignée au contrat qui s’est d’abord déclarée compétente puis a considéré que le contrat de service aéroportuaire avait été valablement résilié et mis en conséquence à la charge du syndicat mixte les frais d’arbitrage.
 
Le Conseil d’Etat a d’abord rejeté les requêtes du syndicat tendant à l’annulation des sentences arbitrales ainsi prononcées aux motifs qu’une juridiction française n’a pas compétence pour se prononcer sur la décision d’une juridiction étrangère.
 
Parallèlement, le Tribunal administratif de Poitiers, puis la cour administrative d’appel de Bordeaux, ont rejeté la demande des sociétés tendant à ce qu’ils ordonnent l’exéquatur des sentences arbitrales.
 
C’est l’arrêt sur lequel le Conseil d’Etat a été appelé à se prononcer.
 
Avant d’exposer la solution qu’il a retenue, il faut d’abord rappeler les règles applicables au recours par les personnes morales de droit public à l’arbitrage.
 
Dans une conférence en date de 2009, Jean-Marc Sauvé rappelait que ce recours faisait l’objet d’une interdiction de principe dans les termes suivants :
 
« Du fait de ces origines, et de sa nature même de justice conventionnelle, l'arbitrage semble ainsi, par nature, étranger aux personnes publiques. L'état du droit, affirmé par l'avis adopté par l'assemblée générale du Conseil d'Etat le 6 mars 1986, est d'ailleurs en ce sens : en principe, les personnes publiques, y compris celles exerçant une activité industrielle ou commercial), ne peuvent recourir à l'arbitrage, ni par la voie du compromis, ni par celle de la clause compromissoire, ni pour les litiges de nature commerciale, ni pour ceux qui sont de nature administrative ».
 
Toutefois ce principe d’interdiction s’applique « sauf dérogation prévue par des dispositions législatives expresses ou, le cas échéant, des stipulations de conventions internationales régulièrement incorporées dans l’ordre juridique interne » (CE, Assemblée générale, avis, 6 mars 1986, n° 339710, Eurodisney ; CE, 23 décembre 2015, Territoire des Iles Wallis et Futuna, n° 376018, p. 484).  
 
Si Jean-Marc Sauvé appelait de ses vœux, l’extension du recours à l’arbitrage par les personnes morales de droit public, il définissait aussi le cadre dans lequel une telle extension pourrait survenir : « L'arbitrage doit ensuite être assorti des garanties inhérentes à sa nature juridictionnelle, à plus forte raison dès lors qu'il implique une ou plusieurs personnes morales de droit public, pour lesquelles la règle de droit est, de manière générale, d'ordre public ».
 
Quelques années après, dans un arrêt dit « FOSMAX » du 9 novembre 2016, le Conseil d’Etat a défini le contrôle que le juge doit opérer lorsqu’il est saisi directement d’une sentence arbitrale rendue en France ou d’une demande d’exequatur d’une sentence arbitrale étrangère.
 
Il lui revient, en premier lieu, de s’assurer que le litige pouvait bien faire l’objet d’un arbitrage. Il n’exerce ensuite, sur la sentence arbitrale, qu’un contrôle restreint à certains points.
 
En l’espèce, au terme du contrôle ainsi opéré, la cour administrative d’appel de Bordeaux (contrairement à ce qu’elle avait jugé en 2016), a considéré que la clause compromissoire était illicite, aucune stipulation internationale ni aucune disposition interne n’autorisant le syndicat mixte à déroger à l’interdiction de principe pour les personnes publiques de recourir à l’arbitrage.
 
Saisi de différents moyens, le Conseil d’Etat considère, d’une part, que le seul fait qu’un contrat soit conclu par une personne publique pour les besoins du commerce international, ne suffit pas à déroger au principe d’interdiction rappelé ci-dessus.
 
Il constate, d’autre part, que la Convention européenne sur l’arbitrage commercial international du 21 avril 1961 ne s’applique qu’aux personnes morales ayant leur siège dans les Etats contractants, de sorte la société requérante dont le siège est en Irlande, Etat qui n’est pas partie à ladite convention, ne pouvait s’en prévaloir pour affirmer que le syndicat pouvait déroger au principe d’interdiction du recours à l’arbitrage.
 
Il juge, enfin, que le litige soumis à la cour internationale d'arbitrage de Londres n'étant pas arbitrable, les sociétés requérantes ne sont pas fondées à soutenir que la cour aurait méconnu leur droit, garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, à l'exécution des sentences arbitrales rendues les 22 juillet 2011 et 18 juin 2012.

Fabrice Sebagh

27 oct. 2023 - Composition de la cour d’assises statuant sur l’action civile - C. Bauer-Violas

On ne peut que s’étonner que des cassations soient encore prononcées quant à la composition des juridictions, tant les règles sont anciennes et claires, à tout le moins s’agissant de la cour d’assises statuant sur l’action civile.

L’article 371 alinéa 1er du code de procédure pénale prévoit en effet depuis sa rédaction en vigueur du 2 mars 1959 inchangée à ce jour que :

« Après que la cour d'assises s'est prononcée sur l'action publique, la cour, sans l'assistance du jury, statue sur les demandes en dommages-intérêts formées soit par la partie civile contre l'accusé, soit par l'accusé acquitté contre la partie civile, après que les parties et le ministre public ont été entendus. »

L’audience civile qui s’ouvre normalement aussitôt le prononcé de l’arrêt sur l’action publique, même si celle-ci peut être renvoyée à une audience ultérieure, voire à une autre session est de la seule compétence de la cour sans l’assistance du jury puisque l’office du jury chargé de statuer uniquement sur l’action publique est terminé.

Encourt donc la cassation l’arrêt d’assises civil rendu avec la participation du jury (Crim. 26 juillet 1966, Bull. crim. n° 213 ; Crim. 23 octobre 2022, Bull. crim. n° 194).

C’est ce que la chambre criminelle rappelle dans une espèce (Crim. 18 octobre 2023 n° 22-86597) où, après avoir condamné un accusé pour assassinat, tentative d’assassinat et menaces en récidives, une cour d’assises d’appel a, par arrêt du même jour, statué sur les intérêts civils en indiquant dans l’arrêt civil que la présidente avait siégé avec les deux assesseurs et les jurés de jugement.

La cassation de l’arrêt civil était donc inévitable et l’affaire est renvoyée pour qu’il soit statué sur l’action civile devant une cour d’appel.

Au regard de la clarté et de la simplicité de la règle édictée par le code de procédure pénale, on en vient même à s’interroger sur le sens à donner à une telle erreur.

 

Catherine Bauer-Violas

24 oct. 2023 - Diffamation publique envers une personne chargée d’un mandat public et les conditions de la bonne foi - C. Bauer-Violas

Par exploit d’huissier, l’ancien maire d’une commune a fait citer le nouveau maire de cette commune devant le tribunal correctionnel du chef de diffamation publique envers un citoyen chargé d’un service ou d’un mandat public, pour avoir notamment publié un communiqué de presse sur la page Facebook de la ville « Vivre à T » imputant à l’ancien maire la responsabilité d’ « emplois de complaisance » et d’ « emplois suspects », en tenant les propos suivants : «  Emplois suspects : le maire de T demande des comptes à l’ancien maire. M. D Maire de T depuis le 5 juillet 2020, a envoyé un courrier à M. G, ancien maire de la commune, pour lui demander des éclaircissements sur plusieurs cas suspects d’emplois de complaisance ».
Le tribunal correctionnel a toutefois relaxé le maire des fins de la poursuite et sur l’action civile, il a déclaré recevable la constitution de partie civile de l’ancien maire tout en le déboutant de ses demandes compte tenu de la relaxe prononcée.

La partie civile avait donc relevé appel. Le maire actuel, relaxé, avait pour sa part, soulevé à titre principal l’incompétence du juge judiciaire en se fondant sur l’absence de caractère détachable de la faute et civile et à titre subsidiaire l’absence de toute faute civile.
Par arrêt du 10 novembre 2022, la cour d’appel a dit que le maire a commis une faute civile résultant de l’allégation de faits contraires à l’honneur ou à la considération de l’ancien maire et s’est déclarée incompétente pour accorder des réparations civiles, en l’absence de faute détachable.
Le maire relaxé s’est alors pourvu contre cet arrêt en soulevant deux moyens de cassation.

Premièrement, il a critiqué l’arrêt attaqué en ce qu’il a dit qu’il a commis une faute civile résultant de l’allégation de faits contraires à l’honneur ou à la considération puis a déclaré la cour incompétente pour accorder des réparations civiles alors qu’il avait soutenu à titre principal, l’incompétence du juge judiciaire pour statuer sur sa responsabilité et, à titre subsidiaire, l’absence de faute civile.

Cette argumentation, en ce qu’elle développait le moyen d’incompétence à titre principal, laissait entendre que la cour d’appel devait statuer sur sa compétence sans se prononcer sur l’existence d’une faute civile, en examinant uniquement si la faute alléguée par la partie civile à partir des faits objet des poursuites était ou non une faute personnelle détachable de la fonction.

Ce premier moyen de cassation posait donc la question de l’office de la cour d’appel, saisie du seul appel de la partie civile contre un jugement de relaxe et devant laquelle était soulevée l’incompétence du juge judiciaire pour statuer sur la responsabilité de l’agent public.
De jurisprudence constante et ancienne, en application du principe de séparation des autorités administratives et judiciaires issu de la loi des 16 et 24 août 1790 et du décret du 16 fructidor An III, la chambre criminelle retient que les tribunaux judiciaires ne sont compétents pour apprécier la responsabilité civile de l'agent d'un service public que lorsqu'ils relèvent à la charge de celui-ci une faute personnelle détachable de la fonction (Crim. 28 octobre 1981, n° 81-90.228, Bull. crim. n° 287).

Dans un arrêt en date du 17 octobre 2023 (Req n°22-87470 à paraître), le moyen n’a toutefois pas été admis sans grande surprise.

Depuis, l’arrêt du 5 février 2014 (Crim. 5 février 2014, Bull. crim. n°35) tirant les conséquences de l’arrêt Lagardère de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, Lagardère c. France, 12 avril 2012, req. n°18851/07), la chambre criminelle retient que si la cour d’appel, saisie du seul appel de la partie civile contre un jugement de relaxe, ne peut constater dans ses motifs que les éléments constitutifs de l’infraction sont caractérisés à l’encontre de la personne définitivement relaxée, la partie civile peut obtenir réparation de la personne relaxée du dommage résultant de la faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite.
Avant cette modification jurisprudentielle, la cour d’appel, saisie de l’appel de la seule partie civile contre le jugement de relaxe, recherchait si les faits déférés constituaient une infraction pénale de sorte que l’office du juge, dans le cadre de l’action civile, conservait une coloration pénale forte (Crim 26 septembre 1989, n° 88-80.281 ; 10 septembre 2008, n° 08-84.164 ; Crim. 15 septembre 2015, n° 14-85.726).
Dans ce cadre, l’existence de la faute sous l’angle pénal était appréciée par le juge judiciaire qui, dans un second temps, s’il estimait que cette faute ne constituait pas une faute personnelle détachable de la fonction, se déclarait incompétent.
Depuis l’arrêt du 5 février 2014, la cour d’appel doit rechercher l’existence d’une faute civile. Cette jurisprudence a récemment été confirmée dans un arrêt (Crim., 14 mars 2023, pourvoi n° 21-86.163), portant également sur une affaire de diffamation publique.
Elle est préalable à une discussion sur l’incompétence du juge judiciaire pour statuer sur les réparations.

Le second moyen reprochait ensuite à l’arrêt d’avoir dit que le maire actuel avait commis une faute civile.

La première branche critiquait l’arrêt d’avoir retenu que les propos poursuivis imputaient à l’ancien maire d’être à l’origine ou d’avoir toléré des cas suspects d’emploi de complaisance, la mention « demande des comptes à l’ancien maire » étant sans ambiguïté et renvoyant à l’expression « demander des éclaircissements » n’imputant pas une participation personnelle à une infraction pénale.
Ensuite les autres critiques portaient sur les motifs de l’arrêt ayant retenu, pour écarter la bonne foi, l’absence de base factuelle suffisante.
On sait qu’il appartient à la Cour de cassation d'exercer son contrôle sur le point de savoir si, dans les propos retenus dans la prévention, se retrouvent les éléments légaux de la diffamation publique, tels qu'ils sont définis par la loi du 29 juillet 1881 (Crim. 28 juin 2017, n° 16-80.301).
Et, lorsque le caractère diffamatoire des propos est avéré, le prévenu poursuivi du chef de diffamation peut se prévaloir, au soutien de sa relaxe ou de l’absence de faute civile, de l’excuse de bonne foi (article 35).
Par ailleurs, l’article 10 alinéa 1er de la Convention européenne des droits de l’homme garantit la liberté d’expression, laquelle comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière.

Ce droit n’est toutefois pas absolu de sorte que l’alinéa second prévoit la possibilité pour les Etats d’apporter certaines limitations à la liberté d’expression : tel est le cas notamment, dans une société démocratique, des mesures nécessaires à la protection de la santé ou de la morale ainsi qu’à la protection de la réputation ou des droits d’autrui.
Néanmoins, la Cour européenne des droits de l’homme enserre ces limitations dans un cadre très restrictif, dès lors que la liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique ainsi que l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun (CEDH, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, série A n°103, § 41 ; CEDH, Fuentes Bobo c. Espagne, req. n°39293/98).
Ainsi, toute limitation doit être prévue par la loi, dirigée vers un ou plusieurs des buts légitimes énumérés au paragraphe 2 de l’article 10 et doit être nécessaire dans une société démocratique pour les atteindre.
La condition de nécessité dans une société démocratique conduit à déterminer si l’ingérence incriminée répond à un besoin social impérieux. Les motifs invoqués par les autorités nationales doivent alors être pertinents et suffisants et la mesure incriminée doit être proportionnée au but légitime poursuivi (CEDH, De Lesquen du Plessis-Casso c. France, 12 avril 2012, req. n°54216/09, § 37).

Dans le cadre de ces principes généraux, la Cour européenne veille au respect par les autorités nationales d’une grande liberté dans le domaine du discours politique et sur les sujets d’intérêt général (CEDH, Gde. ch., Lindon, Otchakovsky-Laurens et July c. France, 22 octobre 2007, req. nos 21279/02 et 36448/02, § 46 ; CEDH, Vajnai c/ Hongrie, 8 juillet 2008, req. n° 3629/06, § 47).
Ainsi, tout individu qui s’engage dans un débat public d’intérêt général peut recourir à une certaine dose d’exagération, voire de provocation, c’est-à-dire être quelque peu immodéré dans ses propos (CEDH, Mamère c. France, 7 novembre 2006, req. n° 12697/03, § 25).

La Cour européenne distingue en outre dans sa jurisprudence, sans égard pour la qualification de droit interne et notamment de la distinction entre diffamation et injure, la déclaration de fait et le jugement de valeur, la matérialité de la première pouvant se prouver tandis que le second ne se prête pas à une preuve de son exactitude (CEDH, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 42, Recueil 1997-I) mais doit reposer sur une base factuelle suffisante sauf à être considéré comme excessif (CEDH, De Haes et Gijsels, préc., § 47 ; CEDH, Oberschlick c. Autriche (n°2), 1er juillet 1997, § 33, Recueil 1997-IV ; CEDH, Brasilier c. France, 11 avril 2006, req. n° 71343/01, § 36 ; CEDH, 22 octobre 2007, Lindon, Otchakovsky-Laurens, et July c/ France, req. n° 21279/02 et n° 36448/02, § 55).
Cette nécessité vaut même en présence d’un sujet d’intérêt général (CEDH, De Lesquen du Plessis-Casso c. France, 30 janvier 2014, req. n° 34400/10, § 33).

En droit interne, outre la preuve de la vérité des faits (loi du 29 juillet 1881, article 35) dont les critères trop strictes restreignent le champ d’application de l’article 10 de la convention européenne, la jurisprudence a depuis plusieurs années étendu la notion de bonne foi à l’hypothèse où se cumulent quatre circonstances particulières : la prudence dans l’expression de la pensée, le respect du devoir d’enquête préalable, l’absence d’animosité personnelle et la poursuite d’un but légitime (Civ. 2e, 27 mars 2003, n° 00-20.461 ; Civ. 2e 14 mars 2002, Bull. civ. II n°41).

Cette définition n’est toutefois pas figée puisque à l’aune de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme centrée sur la notion de proportionnalité et tendant à élargir au maximum le champ de cette liberté, la Cour de cassation concentre l’intensité de son contrôle sur la participation à un débat d’intérêt général et l’existence d’une base factuelle suffisante (cf récemment Crim. 5 septembre 2023, n° 22-84763, F-B, Dalloz actualité, 5 octobre 2023, obs. S Lavric).

C’est d’ailleurs au visa de l’article 10 de la convention européenne des droits de l’homme et non de l’article 593 du code de procédure pénale comme elle l’a fait dans l’arrêt du 5 septembre 2023 que la chambre criminelle censure ici les juges d’appel pour avoir relevé, certes selon elle à juste titre le caractère attentatoire à l’honneur et à la considération des propos tenus par le nouveau maire vis-à-vis de l’ancien caractérisant l’existence d’une faute civile, mais écarté l’excuse de la bonne foi par des motifs erronés.

En effet, pour écarter la bonne foi du maire les juges d’appel avaient énoncé que si les propos litigieux s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général portant sur la gestion de la municipalité et avaient été tenus dans le cadre d’une polémique politique opposant le nouveau et l’ancien maire, il n’était produit par le prévenu aucun élément permettant d’établir ou de supposer qu’il y aurait eu plusieurs cas suspects d’emplois de complaisance, les pièces ne concernant qu’une employée pour laquelle la base factuelle était particulièrement faible. Les juges avaient en outre considéré que le maire avait manqué de prudence et de mesure dans l’expression en employant les termes « demande des comptes », « emplois suspects » et « emplois de complaisance ».

Procédant au contrôle très poussé qu’elle exerce en ce domaine, la chambre criminelle a d’abord considéré que le propos incriminé reposait sur une base factuelle suffisante puisque le maire avait en réalité produit des pièces démontrant avoir procédé pendant plusieurs mois à des vérifications internes avant de demander des explications à son prédécesseur.
Ensuite, elle a estimé que les termes employés n’avaient pas dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression d’un opposant politique non professionnel de l’information dans le contexte de possible infractions pénales commises par l’ancien maire de la commune.
Mettant elle-même fin au litige, la Cour de cassation a donc après cassation et annulation dit n’y avoir lieu à renvoi.
On le voit, la tolérance est large en matière de liberté d’expression dès lors que celle-ci s’inscrit dans le cadre d’un débat politique.
 
Catherine Bauer-Violas

12 oct. 2023 - Le nouveau pouvoir du Président de la chambre de l'instruction en vertu de l'article 380-3-1 du Code de procédure pénale - S. Lamotte et C. Bauer-Violas

Si le droit français laisse une large place à la collégialité et à son corollaire direct, l’impartialité, les fonctions spécialisées sont en principe exercées à juge unique.

Par exemple, le nouvel article 380-3-1 du code de procédure pénale, issu de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019, octroie au président de la chambre de l’instruction un nouveau pouvoir : celui de prolonger, à titre exceptionnel et par une décision mentionnant les raisons de fait ou de droit faisant obstacle au jugement de l’affaire dans le délai d’un an à compter de l’appel, la détention provisoire de l’accusé détenu en attente de comparaître devant la cour d’assises statuant en appel.

A contrario, en application de l’article 181 du code de procédure pénale, seule la chambre de l’instruction peut prolonger, à titre exceptionnel, la détention provisoire de l’accusé détenu avant sa comparution devant la cour d’assises de première instance.
Selon l’article 592 du même code, les décisions des juridicions pénales sont déclarées nulles lorsqu’elles ne sont pas rendues par le nombre de juges prescrit et la Cour de cassation doit être en mesure de s’assurer de la régularité de la composition de la juridiction ayant rendu la décision qui lui est soumise.

C’est la raison pour laquelle, au visa des articles 380-3-1 et 592 susvisés et par un arrêt du 3 octobre 2023 (pourvoi n° 23-84.236), la Chambre criminelle vient de censurer une décision qualifiée d’ordonnance rendue sur le fondement de cet article 380-3-1 et comportant un dispositif selon lequel le président a délibéré conformément à la loi, tout en indiquant que les débats se sont déroulés devant une formation collégiale qui en a délibéré à l’issue des débats.
Evidemment, la cassation de l’ordonnance attaquée est totale et l’affaire est renvoyée devant la juridiction du président de la chambre de l’instruction de la cour d’appel autrement composée.

Solène Lamotte et Catherine Bauer-Violas

28 juil. 2023 - Nature juridique et régime contentieux des décisions prises par les fédérations sportives délégataires : la jurisprudence « Jujitsu » mise au tapis - F. Sebagh

Dans deux arrêts récents, le premier qui est mentionné aux Tables et le second publié au Recueil, le Conseil d’Etat a eu l’occasion de rappeler et préciser la nature juridique et le régime contentieux des décisions prises par les fédérations sportives.

Dans la première affaire (arrêt du 15 mars 2023, n° 466632), la Fédération Française de Billard (FFB) avait effectué une modification de ses statuts, afin notamment de les mettre en conformité avec les exigences légales, modification a été critiquée par trois ligues régionales de la FFB.
Dans la seconde affaire (arrêt du 29 juin 2023, n° 458088), la Fédération française de football (FFF) avait modifié l’article 1er de ses statuts pour interdire le port de tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance religieuse à l’occasion de compétitions ou de manifestations organisées par la FFF.

Dans les deux cas, les fédérations soutenaient que la juridiction administrative était incompétente pour connaître du litige.
Il ressort pourtant de deux arrêts célèbres du Conseil d’Etat (CE, Ass., 31 juillet 1942, Monpeurt, R. p. 239, CE, Sect., 13 janvier 1961, Magnier, R. p. 33) que l’acte d’un organisme de droit privé chargé de missions de service public est administratif, et donc relève de la compétence de la juridiction administrative, dès lors qu’il procède de l’exercice des prérogatives de puissance publique qui lui ont été conférés pour l’accomplissement de ses missions.

Cette jurisprudence a été appliquée aux fédérations sportives en 1974 (CE, sect., 22 nov. 1974, n° 89828). Il avait été jugé les fédérations sportives ayant reçu par délégation la mission d'organiser des compétitions nationales ou régionales, sont regardées, bien qu’elles soient des associations régies par la loi du 1er juillet 1901, comme ayant la charge de l'exécution d'un service public administratif. Dès lors, dans le cas où ces fédérations prennent, en application de la délégation ainsi consentie, des décisions qui s'imposent aux intéressés et constituent l'usage fait par elles des prérogatives de puissance publique qui leur ont été conférées, ces décisions ont le caractère d'actes administratifs et relèvent en tant que tels de la juridiction administrative.

Il était fait exception à cette règle lorsqu’était en cause une clause figurant dans les statuts. Ainsi, dans une décision du 12 décembre 2003, Syndicat national des enseignants professionnels de judo, Jujitsu (n°219113), le Conseil d’Etat avait dénié la compétence de la juridiction administrative pour connaitre d’une contestation portant sur certaines clauses des statuts d’une fédération sportive délégataire au seul motif que les statuts sont des actes de droit privé.

Dans sa décision du 15 mars, le Conseil d’Etat abandonne sa jurisprudence de 2003, affirmant que :
« Les décisions prises par les fédérations sportives, personnes morales de droit privé, sont, en principe, des actes de droit privé. Toutefois, en confiant, à titre exclusif, aux fédérations sportives ayant reçu délégation, les missions prévues aux articles L. 131-15 et L. 131-16 du code des sports, le législateur a chargé ces fédérations de l'exécution d'une mission de service public à caractère administratif. Les décisions procédant de l'usage par ces fédérations des prérogatives de puissance publique qui leur ont été conférées pour l'accomplissement de cette mission présentent le caractère d'actes administratifs. Il en va ainsi alors même que ces décisions seraient édictées par leurs statuts ».
 
En revanche, appliquant le critère ainsi défini, il constate que les dispositions des statuts critiquées ont trait à l’organisation et au fonctionnement interne de la fédération et ne manifestent pas l’usage de prérogatives de puissance publique dans l’exercice de sa mission de service public. Il en déduit donc que la juridiction administrative était incompétente.

En revanche, dans l’affaire relative à la Fédération française de football, le Conseil d’Etat a estimé que la juridiction administrative était bien compétente dès lors que :
« Par les dispositions litigieuses, la Fédération française de football doit être regardée comme ayant entendu fixer des règles applicables aux matchs des compétitions qu’elle organise ou des manifestations qu’elle autorise. Ces dispositions interdisent, pendant les matchs, outre les actes de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, le port de signes ou tenues manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale ».
Aussi, « alors même qu’elles ont été insérées dans ses statuts, ces dispositions sont prises par la Fédération en application des prérogatives de puissance publique qui lui sont conférées pour l’accomplissement de sa mission d’organisation des compétitions, et présentent dès lors un caractère administratif ».

En résumé, le seul fait qu’une règle soit fixée dans les statuts d’une fédération sportive délégataire ne lui confère plus, désormais, en soi, le caractère d’un acte de droit privé. Comme le note le rapporteur public dans l’affaire Ligue de billard d’Ile-de-France, « cette indifférence à l’égard du contenant est d’ailleurs une constante de votre jurisprudence, qui jamais ne fait primer l’instrumentum sur le negotium ». Il est donc mis fin à l’anomalie que constituait, à cet égard, la jurisprudence « Jujitsu ».
 
Fabrice Sebagh

6 juil. 2023 - L’action des ayants droit des victimes de faits d’esclavage : prescription et préjudice transgenerationnel - Catherine Bauer-Violas


Dans un récent arrêt, la Cour de cassation s'est penchée sur les demandes de réparation formées par des ayants-droit de victimes de faits d'esclavage (Civ. 1ère 5 juillet 2023, n°22-13457, FS).

En effet, à partir des années 2000, l'association Mouvement International pour les Réparations Martinique (ci-après MIR) a engagé successivement diverses procédures judiciaires à l’encontre de l’Etat, représenté par l’Agent Judiciaire de l’Etat, afin d’obtenir sa condamnation à réparer les crimes de traite et de l’esclavage d’êtres humains commis en Martinique pendant une période sombre de l’Histoire.

Ainsi, selon exploit d’huissier du 30 mai 2005, l’association MIR a assigné l’Etat français devant le tribunal de grande instance de Fort-de-France afin de voir reconnaître sa responsabilité dans ces crimes et que soit ordonnée une expertise afin d’évaluer les préjudices qui en découlent. Plusieurs personnes physiques se sont jointes à cette action.

Par jugement du 29 avril 2014, le tribunal de grande instance de Fort-de-France, opérant une distinction entre les personnes physiques ayant communiqué une généalogie les rattachant à un ancêtre et les autres, a déclaré irrecevables en leur action une partie de ces personnes, tandis que les autres ont été déboutées, au fond, de leurs demandes. Le tribunal a notamment retenu que les actions engagées par les parties déclarées recevables tant en qualité d'ayants droit des victimes qu'à titre personnel étaient prescrites, estimant en outre qu'elles ne justifiaient pas d'un préjudice personnel et actuel suffisamment rattachable aux crimes subis par leurs ancêtres.

Ce jugement a ensuite été confirmé par un arrêt de la cour d’appel de Fort-de-France du 19 décembre 2017, sauf s'agissant des ayants droit qu'elle a déclarés irrecevables.

Puis, par arrêt du 17 avril 2019, la Cour de cassation a rejeté le pourvoi alors formé notamment par l’association MIR contre la décision du 19 décembre 2017 aux motifs que « l'arrêt retient, à bon droit, que les articles 211-1 et 212-1 du code pénal, réprimant les crimes contre l'humanité, sont entrés en vigueur le 1er mars 1994 et ne peuvent s'appliquer aux faits antérieurs à cette date, en raison des principes de légalité des délits et des peines et de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère ;
Et attendu qu'après avoir énoncé que la loi du 21 mai 2001 n'avait apporté aucune atténuation à ces principes et que l'action sur le fondement de l'article 1382, devenu 1240 du code civil, de nature à engager la responsabilité de l'Etat indépendamment de toute qualification pénale des faits, était soumise à la fois à la prescription de l'ancien article 2262 du même code et à la déchéance des créances contre l'Etat prévue à l'article 9 de la loi du 29 janvier 1831, devenu l'article 1er de la loi du 31 décembre 1968, la cour d'appel a exactement décidé que cette action, en tant qu'elle portait sur des faits ayant pris fin en 1848 et malgré la suspension de la prescription jusqu'au jour où les victimes, ou leurs ayants droit, ont été en mesure d'agir, était prescrite en l'absence de démonstration d'un empêchement qui se serait prolongé durant plus de cent ans » (1re Civ., 17 avril 2019, n° 18-13.894, publié au Bull. 2019, I).

Parallèlement à cette procédure, agissant avec 48 personnes physiques, l’association Comité d’Organisation du 10 Mai ainsi que le Comité International du Peuple Noir, et reprenant les mêmes demandes, selon assignation du 20 mars 2014, l’association MIR a engagé une deuxième procédure à l’encontre de l’Etat français aux fins d’expertise, de réparation et d’indemnisation des crimes de traite négrière et d’esclavage.

Par jugement du 4 avril 2017, le tribunal de grande instance de Fort-de-France a déclaré irrecevables les demandes de l’association MIR déjà parties à la précédente procédure identique ayant donné lieu au jugement du 29 avril 2014.

Il a par ailleurs débouté les autres demandeurs de leurs prétentions, après avoir relevé que l’action entreprise contre l’Etat visant des faits commis entre les XVe et XIXe siècles se heurtait à la prescription quadriennale de l’article 1er de la loi du 31 décembre 1968.

En outre, dans son jugement, le tribunal a rappelé que la loi dite « Taubira » du 21 mai 2001, qui reconnaît que la traite et l’esclavage d’êtres humains constituent des crimes contre l’humanité, a uniquement pour objet d’encourager et favoriser diverses actions de coopération et de commémoration et souligné qu’il s’agissait d’un texte qui « n’a pas de portée normative, et n’ouvre pas un droit à réparation financière ou à une action en réparation de quelque nature au profit des descendants des populations ayant fait l’objet de tels faits ». Le tribunal a également souligné que la loi du 26 décembre 1964 ayant prévu l'imprescriptibilité pour les crimes contre l'humanité, visait les faits commis pendant la seconde guerre mondiale et n'avait un caractère rétroactif que dans ce cadre tout à fait particulier.

Ce jugement a fait l’objet d’un appel selon acte du 30 mai 2017.

Selon arrêt du 18 janvier 2022, la cour d’appel de Fort-de-France a partiellement infirmé le jugement entrepris en ce qu’il avait déclaré recevables en leur action les personnes physiques et rejeté les demandes des autres appelants personnes physiques présentées en qualité d'ayants droit.
La cour d’appel a déclaré irrecevables les demandeurs personnes physiques en leur action, faute de démontrer leur qualité et leur intérêt à agir puis a déclaré irrecevables comme prescrites les demandes présentées par les autres appelants en leur qualité d'ayants droit.
Un pourvoi a été formé par le MIR, l’association Comité d’organisation du 10 mai et le Comité International des Peuples Noirs, outre les demandeurs personnes physiques qui a donné lieu à l’arrêt commenté.

Un premier moyen reprochait à l’arrêt attaqué d’avoir déclaré irrecevables comme prescrites, les demandes de réparation présentées par les appelants en leur qualité d’ayants droit des victimes de faits d’esclavage. C’est à la délicate question du point de départ de la prescription d’une telle action « hors norme » que la Cour de cassation devait répondre, outre un autre moyen relatif à la réparation d’un « préjudice transgénérationnel » de nature épigénétique qui se déduirait de la seule qualité de descendant d’un fait traumatique, en l’occurrence l’esclavage.

Sur le premier point concernant le point de départ de la prescription, la Cour de cassation apporte une précision importante. Elle approuve en effet la motivation des juges d’appel ayant retenu que, si l'esclavage avait été définitivement aboli par le décret provisoire de la République française du 27 avril 1848, les esclaves affranchis n'avaient pu avoir immédiatement ni la capacité, ni la conscience de leur droit d'agir et déduit que la prescription n'avait commencé à courir qu'à compter du jour où les nations civilisées avaient reconnu la notion de crime contre l'humanité avec l'adoption de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948, la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide approuvée par l'assemblée générale des Nations Unies du 9 décembre 1948 et la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950.

En estimant que les ayants droit des victimes avaient alors été à même d'apprécier les conséquences des atteintes résultant de l'esclavage et de la traite négrière, sans qu'il soit démontré qu'ils avaient été empêchés d'agir au-delà de cette période, la cour d’appel donc procédé à la recherche prétendument omise.

Ensuite, quant à la réparation d’un préjudice « transgénérationnel » subi par les descendants des victimes de l’esclavage et de la traite négrière et de sa réparation, sa dimension déborde largement la sphère juridique. Cette notion de préjudice transgénérationnel qu’il soit épigénétique, ce qui soulève des controverses scientifiques, ou qu’il relève du domaine de la psychologie ou de l’école sociale, a certes trouvé une forme de reconnaissance en droit international au travers de la jurisprudence de la cour pénale internationale. Mais, quoi qu’il en soit de l’écho qu’elle trouve en droit interne, la question des conditions de la réparation reste entière puisque celle-ci doit obéir aux règles fixées par le droit commun de la responsabilité civile lorsque l’action est fondée principalement sur l’article 1240 du code civil comme en l’espèce.

C’est donc au regard des règles dru droit commun de la responsabilité civile que la Cour de cassation devait statuer.

Or, elle a rejeté le moyen comme étant non fondé dès lors que après avoir constaté qu'aucune des personnes physiques ne produisait de pièces établissant qu'elle souffrait individuellement d'un dommage propre rattachable de manière directe et certaine aux crimes subis par ses ascendants victimes de la traite et de l'esclavage, la cour d'appel a exactement retenu que les seules références, d'une part, à des travaux universitaires mettant en évidence des préjudices transgénérationnels liés à l'influence de l'environnement de l'homme sur la génétique et à l'existence de phénomènes de transmission de traumatismes collectifs historiques à caractère déshumanisant, d'autre part, à des préjudices matériels et moraux vécus par l'ensemble des descendants d'esclaves, ne caractérisaient pas l'existence d'un préjudice certain, direct et personnel en lien avec la traite négrière et l'esclavage.

Sans réfuter l’existence d’un tel préjudice, la Cour de cassation rappelle simplement que les conditions de la responsabilité civile de droit commun n’étaient pas réunies en l’espèce.

Dès lors, contrairement à ce qui était soutenu, l’existence d’un « préjudice nécessaire » ne pouvait être accueillie sur le fondement notamment de l’article 1240 du code civil et sans que soit niées ou contestées les conséquences traumatisantes sur les descendants d’esclave de cette violence sociale que fut l’esclavage. Ce préjudice tout à fait spécifique appelle une réparation spécifique, laquelle relève de la loi.

Catherine Bauer-Violas

6 juin 2023 - L’infraction de participation à une manifestation interdite sur la voie publique prévue par l’article R. 644-4 du code pénal ne s’applique pas à une manifestation non déclarée - C. Bauer-Violas

La chambre criminelle est contrainte de rappeler une nouvelle fois (Crim. 6 juin 2023, Req. n°22-85120) au visa général de l’article 111-3 du code pénal, selon lequel nul ne peut être puni pour une contravention dont les éléments ne sont pas définis par le règlement, que l’infraction de participation à une manifestation interdite sur la voie publique telle prévue par l’article R. 644-4 du code pénal ayant fondé la poursuite, en l’espèce la participation à une démonstration non déclarée de Greenpeace devant le ministère de la transition écologique, ne peut donner lieu à une condamnation, dès lors que ni l’article R. 644-4, ni aucune autre disposition légale ou règlementaire n’incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée.

L’article R. 644-4 du code pénal a été introduit dans le code pénal par le décret n° 2019-208 du 20 mars 2019 instituant une contravention pour participation à une manifestation interdite sur la voie publique.
Il prévoit que « Le fait de participer à une manifestation sur la voie publique interdite sur le fondement des dispositions de l'article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure est puni de l'amende prévue pour les contraventions de la quatrième classe ». Et, l’article L. 211-4 du code de la sécurité intérieure dispose que « Si l'autorité investie des pouvoirs de police estime que la manifestation projetée est de nature à troubler l'ordre public, elle l'interdit par un arrêté qu'elle notifie immédiatement aux signataires de la déclaration au domicile élu. (…). Si le maire, compétent pour prendre un arrêté d'interdiction, s'est abstenu de le faire, le représentant de l'Etat dans le département peut y pourvoir dans les conditions prévues à l'article L. 2215-1 du code général des collectivités territoriales ».

Il faut rappeler que le décret du 20 mars 2019 a été pris dans le contexte des manifestations des Gilets jaunes et plus particulièrement, entre le vote définitif par le Sénat de la proposition de loi visant à renforcer et garantir le maintien de l'ordre public lors des manifestations, dont l’une des dispositions habilitait les préfets à prononcer une interdiction individuelle de manifester contre certaines personnes dont les
« agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique » permettaient de penser qu’elles constituaient « une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public », et son examen par le Conseil constitutionnel.

Toutefois, le Conseil constitutionnel a, le 4 avril 2019, déclaré non conforme la disposition susvisée au motif que « le législateur [avait] porté au droit d'expression collective des idées et des opinions une atteinte qui n'est pas adaptée, nécessaire et proportionnée» (Cons. const., 4 avril 2019, n° 2019-780 DC, § 26).

Ainsi, à défaut de consécration dans la loi d’un pouvoir d’interdiction individuelle de manifester, le pouvoir réglementaire a prévu une infraction réprimant la méconnaissance de l’interdiction collective de manifester édictée par l’arrêté du préfet ou du maire pour un motif tenant à l’ordre public.

La contravention de l’article R. 644-4 du code pénal suppose ainsi pour sa constitution un acte de participation, à une manifestation sur la voie publique, qui a été interdite par arrêté préfectoral ou municipal pour un motif tenant à l’ordre public.

Selon la chambre criminelle, une manifestation est constituée par « tout rassemblement, statique ou mobile, sur la voie publique d'un groupe organisé de personnes aux fins d'exprimer collectivement et publiquement une opinion ou une volonté commune » (Crim. 9 février 2016, n° 14-82.234, publié au bull.).
Mais, cette manifestation doit avoir été interdite par arrêté.

En l’absence d’arrêté portant interdiction de la manifestation, l’infraction ne saurait être constituée.

Dès lors, le fait de participer à une manifestation non déclarée ne constitue pas la contravention de l’article R. 644-4 du code pénal et la chambre criminelle a déjà pris soin de préciser qu’il ne peut être déduit de la non-déclaration de la manifestation une interdiction, cette interdiction devant résulter de l’arrêté (Crim. 14 juin 2022, nos 21-81.054, 21-81.061, 21-81.066, 21-81.072 et 21-81.078). Ni l’article R. 644-1 du code pénal [en réalité R. 644-4], ni aucune autre disposition légale ou réglementaire n’incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée.

Elle a d’ailleurs, par trois arrêts du 8 juin 2022, retenu de la même façon, alors que le premier juge avait requalifié les faits initialement poursuivis sur le fondement de l’article R. 644-4 du code pénal en contravention prévue par l’article R. 610-5 du même code et avait déclaré le prévenu coupable de cette infraction au motif que la manifestation n’était pas déclarée et était donc prohibée, que « ni l’article R. 610-5 du code pénal ni aucune autre disposition légale ou réglementaire n'incrimine le seul fait de participer à une manifestation non déclarée » (Crim. 8 juin 2022, nos 21-82.451, 21-82.453 et 21-82.454). Cet article rappelons le, prévoit que la violation des interdictions ou le manquement aux obligations édictées par les décrets et arrêtés de police sont punis de l'amende prévue pour les contraventions de la 1re classe.

Quel que soit le fondement invoqué, l’incrimination de participation à une manifestation non déclarée ne peut donner lieu à condamnation en vertu du principe de légalité des délits et des peines.

Catherine Bauer-Violas