1er février 2019 - La recevabilité de conclusions déposées la veille de la clôture n’emporte pas pour autant celle des pièces communiquées à leur soutien - F. Sebagh, D. Garreau, A. Ollivier

Par un arrêt du 6 décembre 2018 (Cass., 2e civ., 6 déc. 2018, n° 17-17.557, FS-P+B+R+I), destiné à la plus large diffusion (Bulletin, Rapport annuel et site internet de la Cour de cassation), la Haute juridiction a approuvé une cour d’appel d’avoir écarté des débats des pièces communiquées la veille de l’audience, quand bien même les conclusions communiquées simultanément avaient été déclarées recevables.
 
En l’espèce, le fond du litige portait sur le défaut de paiement de loyers d’un bail commercial ayant donné lieu à un commandement de payer visant la clause résolutoire prévue dans le contrat.
 
Le juge des référés du tribunal de grande instance de Montpellier ayant prononcé la résiliation du bail et condamné la société locataire au paiement de différentes indemnités, celle-ci avait interjeté appel du jugement.
 
Après avoir changé d’avocat en cause d’appel, l’appelante avait déposé ses dernières conclusions, accompagnées de six nouvelles pièces, la veille de la clôture de l’instruction, mais l’intimée avait demandé, dans des conclusions déposées le jour de la clôture, le rejet des dernières conclusions et pièces de l’appelante.
 
Si elle déclarait recevables les conclusions déposées la veille de la clôture de l’instruction, la cour d’appel de Montpellier jugeait toutefois irrecevables les pièces qui y étaient jointes, l’intimée n’ayant pu valablement en débattre.
 
La locataire avait formé un pourvoi en cassation et soutenait, dans un premier moyen, que la cour d’appel, d’une part, n’avait pu écarter des débats les pièces communiquées à l’appui de conclusions qu’elle avait déclarées recevables, et d’autre part, aurait dû, en toute hypothèse, préciser les circonstances particulières qui auraient concrètement empêché le respect du principe du contradictoire si ces pièces avaient été déclarées recevables.
 
La Cour de cassation a rejeté ce moyen en considérant que l’intimée « n'avait pu valablement s'expliquer sur les dernières pièces produites la veille de l'ordonnance de clôture, ce dont il résultait qu'elles n'avaient pas été communiquées en temps utile, la cour d'appel en a exactement déduit que ces pièces devaient être écartées des débats, quand bien même les dernières conclusions déposées par la société avaient été déclarées recevables ».
 
Cette solution n’apparaissait pas forcément évidente eu égard au nouvel article 906 du code de procédure civile, régissant le sort des pièces communiquées à l’appui de conclusions considérées irrecevables. En effet, l’alinéa 3 de l’article 906 du code de procédure civile, dans sa rédaction issue du décret n° 2017-891 du 6 mai 2017 et codifiant la jurisprudence antérieure[1], dispose expressément que « les pièces communiquées et déposées au soutien de conclusions irrecevables sont elles-mêmes irrecevables ».
 
On pouvait donc penser, symétriquement, que les pièces communiquées et déposées au soutien de conclusions recevables étaient elles-mêmes recevables.
 
Pourquoi, alors, une telle différence de régime, selon que les conclusions sont recevables ou, au contraire, irrecevables ?
 
Rappelons, tout d’abord, que la position de la Cour de cassation découle du respect du principe du contradictoire et de l’office du juge. Les parties ont l’obligation de communiquer « en temps utile » les éléments de preuve qu’elles versent au débat (art. 15 du code de procédure civile), et l’article 135 du code de procédure civile prévoit que « le juge peut écarter du débat les pièces qui n'ont pas été communiquées en temps utile » (cf. Cass. Ch. Mixte, 3 février 2006, n° 04-30.592, Bull. n° 2).
 
S’il est évident que l’irrecevabilité des pièces communiquées tardivement au soutien de conclusions, est susceptible de remettre en cause le bien-fondé des moyens soulevés et des prétentions formulées, qui se trouveraient ainsi dépourvus d’appui probatoire, l’examen de telles conclusions n’est pas vain pour autant, ne serait-ce que pour permettre au juge de prendre connaissance des prétentions émises, de tirer les conséquences d’une éventuelle convergence des parties sur un point de fait rendant superfétatoire l’administration de la preuve de celui-ci, voire d’accueillir un moyen qui ne nécessite pas d’être étayé par une pièce (par exemple, celui consistant à attribuer la charge de la preuve à l’adversaire).
 
Il avait déjà été jugé, en ce sens, que « le défaut de communication de pièces en cause d'appel ne privant pas à lui seul les juges du fond de la connaissance des moyens et des prétentions de l'appelant, viole l'article 132 du code de procédure civile la cour d'appel qui retient qu'elle est dans l'impossibilité, pour ce motif, de procéder à l'examen des moyens et des prétentions de l'appelant » (Cass. 2e civ., 3 décembre 2015, n° 14-25.413).
 
On peut ainsi concevoir des conclusions sans pièces. L’inverse n’est pas vrai : les pièces ont pour objet d’étayer les conclusions ; partant, elles ne sont rien sans ces dernières.
 
Cette différence justifie de ne pas lier le sort des conclusions recevables à celui des pièces communiquées à leur soutien.
 
La production des pièces en temps utile est donc incontournable, et ce d’autant plus que l’appréciation de ce « temps utile », relevant du pouvoir souverain des juges du fond, ne pourra pas être remise en cause dans le cadre d’un pourvoi en cassation.

Fabrice Sebagh, Denis Garreau et Anthony Ollivier (stagiaire)
 


[1] Cass. Ass. Plén., 5 décembre 2014, n° 13-27.501, Bull. n° 2 ; Cass. 2e civ., 13 novembre. 2015, n° 14-19.931, publié au Bulletin ; Cass. 2e civ., 23 juin 2016, n° 15-10.831.