14 avril 2017 - «Amendement» de jurisprudence sur l’appel des décisions rendues par des juridictions non spécialisées en matière de pratiques restrictives de concurrence - D. Archer et D. Garreau


I - Par quatre arrêts du 29 mars 2017 (parmi lesquels : n° 15-24.241 - P+B+I), la chambre commerciale de la Cour de cassation a établi sa nouvelle jurisprudence concernant l’appel des décisions rendues en méconnaissance de la compétence exclusive des juridictions désignées en application des articles L. 442-6, III, et D. 442-3 du code de commerce.
 
On rappellera, en effet, que des juridictions spécialisées ont été instaurées pour connaître des litiges en matière de pratiques restrictives de concurrence, sur le modèle du système mis en place pour les pratiques anticoncurrentielles (visées par les articles L. 420-1 à L. 420-5 du code de commerce) par décret n° 2005-1756 du 30 décembre 2005, regroupant ce contentieux autour de quelques juridictions spécialisées.
 
Ainsi, la loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 a modifié les règles de compétence territoriale en la matière en précisant, à l'alinéa 5 du III de l'article L. 442-6 du code de commerce que :
 
« les litiges relatifs à l'application du présent article sont attribués aux juridictions dont le siège et le ressort sont fixés par décret ».
 
L’article D. 442-3 du même code, créé par le décret n° 2009-1384 du 11 novembre 2009, désigne les juridictions ainsi spécialisées par renvoi à une annexe et indique que « la cour d'appel compétente pour connaître des décisions rendues par ces juridictions est celle de Paris ».
 
 
II - Il ressort de ces dispositions que la compétence donnée à certaines juridictions pour statuer sur les litiges mettant en cause les articles L 420-1 à L 420-5 (pratiques anticoncurrentielles) et L 442-6 du code de commerce (pratiques restrictives) est organisée différemment en première instance et en appel.
 
En première instance, les juridictions spécialisées désignées aux articles L 420-7, R 420-3, L 442-6, III, dernier alinéa et D 442-3 du code de commerce sont compétentes pour connaître des « litiges relatifs à l’application des règles contenues dans les articles … » (L 420- 7) ou des « litiges relatifs à l’application du présent article » (L 442-6, III, dernier alinéa).
 
Il s’agit donc d’un critère matériel tiré de la nature du litige en cause.
 
En revanche, en appel, la Cour de Paris est désignée comme juge d’appel à raison d’un critère d’une autre nature. En effet, s’agissant des pratiques restrictives, après avoir fixé le siège et le ressort des juridictions spécialisées, l’article D 442-3 précise que « la cour d’appel compétente pour connaître des décisions rendues par ces juridictions est celle de Paris ».
 
Il s’agit ici d’un critère organique tiré de la désignation des juridictions de première instance.
 
Raisonnablement, la lecture de ces dispositions combinées aurait dû conduire à considérer que la Cour d’appel de Paris n’avait à connaître que des jugements rendus par les juridictions spécialisées. A contrario, cette compétence d’attribution exclut qu’elle puisse être juge d’appel des juridictions non spécialisées, dont les jugements doivent donc être portés devant les cours d’appel de droit commun.
 
 
III - Pourtant, la jurisprudence de la Chambre commerciale n’était pas en ce sens, puisqu’elle jugeait que :
 
« la cour d’appel de Paris est seule investie du pouvoir de statuer sur les appels formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du code de commerce ; que l’inobservation de ce texte est sanctionnée par une fin de non-recevoir » (Cass. com. 6 septembre 2016, n° 14-27085 et 15-15328, publié au Bull. IV ; cf. également : 31 mars 2015, n° 14-10016 publié au Bull. IV ; 7 octobre 2014, n° 13-21086, Bull. IV, n° 143 ; à propos du contredit : 20 octobre 2015, n° 14-15851, publié au Bull. IV).
 
En d’autres termes, ignorant le critère organique de compétence de la Cour d’appel de Paris, la Cour de cassation définissait cette compétence par le critère matériel de la nature du litige.
 
En outre, considérant, d’une part, que, selon l’article 122 du code de procédure civile,
 
« constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l'adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond (…) »
 
et, d’autre part, qu’en vertu de l’article 125 du même code, le juge est tenu le cas échéant de relever d’office les fins de non-recevoir ayant un caractère d’ordre public,
 
la Cour de cassation imposait même aux juges du fond de
 
« relever la fin de non-recevoir tirée de l’inobservation de la règle d’ordre public investissant la cour d’appel de Paris du pouvoir juridictionnel exclusif de statuer sur les appels formés contre les décisions rendues dans les litiges relatifs à l’application de l’article L. 442-6 du code de commerce » (Com., 31 mars 2015, préc.; 20 octobre 2015, préc.)
 
Cette jurisprudence avait des conséquences pratiques néfastes en ce qu’elle conduisait l’appelant du jugement d’une juridiction non spécialisée à interjeter appel à la fois devant la Cour de droit commun et la Cour de Paris, notamment dans le cas où le litige mêlait l’application des dispositions de droit commun aux dispositions propres aux pratiques restrictives de concurrence.
 
Bien plus, dès lors que la Cour de cassation décidait que la sanction de l’appel formé devant une autre juridiction que la cour d’appel de Paris, en méconnaissance de l’article D. 442-3 (pratiques restrictives de concurrence) ou R. 420-5 (pratiques anticoncurrentielles) du code de commerce était l’irrecevabilité, cette sanction conduisait à rendre définitives des décisions rendues par des juridictions de première instance pourtant dénuées de tout pouvoir pour connaître du litige.
 
Ce résultat paradoxal procédait essentiellement de ce que, pour la désignation de la cour d’appel compétente, la Chambre commerciale avait substitué au critère organique des textes (juge d’appel de ces juridictions), le critère matériel prévu pour la désignation des juridictions spécialisées (« litige relatif à l’application … »)
 
 
IV - Consciente de la nécessité de remédier à ce résultat pour le moins peu satisfaisant et prenant expressément acte des difficultés qui viennent d’être relevées, par ses arrêts de principe du 29 mars 2017, la Cour de cassation, saisie de litiges relatifs à l’article L. 442-6, I, 5°) du code de commerce, a énoncé, aux termes d’une motivation très pédagogique, en « amendant » sa précédente jurisprudence :

« qu’en application des articles L. 442-6, III, et D. 442-3 du code de commerce, seuls les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions du premier degré spécialement désignées sont portés devant la cour d'appel de Paris, de sorte qu’il appartient aux autres cours d’appel, conformément à l’article R. 311-3 du code de l’organisation judiciaire, de connaître de tous les recours formés contre les décisions rendues par les juridictions situées dans leur ressort qui ne sont pas désignées par le second texte; qu’il en est ainsi même dans l’hypothèse où celles-ci auront, à tort, statué sur l’application du premier, auquel cas elles devront relever, d’office, l’excès de pouvoir commis par ces juridictions en statuant sur des demandes qui, en ce qu’elles ne relevaient pas de leur pouvoir juridictionnel, étaient irrecevables ».
C’est pourquoi, concernant le pourvoi n° 15-24.241, au vu du principe qu’elle vient d’énoncer et au visa des articles L. 442-6 et D. 442-3 du code de commerce, ensemble les articles 122, 125 et 620 du code de procédure civile et R. 311-3 du code de l’organisation judiciaire, la Cour de cassation a censuré l’arrêt attaqué.

Elle estime en effet qu’en l’espèce, la cour d’appel de Bastia aurait dû relever d'office l'irrecevabilité des demandes fondées sur l'article L. 442-6 du code de commerce formées devant le tribunal de commerce de Bastia, juridiction non spécialisée, et précise que la cour d'appel était elle-même dépourvue de tout pouvoir juridictionnel pour statuer sur un litige portant sur l'application de l'article L. 442-6 du code de commerce. En revanche, et contrairement à ce qu’elle jugeait jusque-là, l’appel porté devant la cour d’appel de Bastia, juridiction d’appel de droit commun du tribunal de commerce de Bastia, était bien recevable.

Elle maintient cependant la qualification de « fin de non-recevoir », par une référence (que l’on peut trouver distanciée) à la jurisprudence de la deuxième chambre civile qui, de toute évidence, ne pourra qu’inviter les parties à susciter un prochain nouvel « amendement »… En effet, cette qualification, fondée sur l’article R 311-3 du COJ, ne semble pas adaptée. D’une part, cette disposition est relative à la compétence territoriale des cours d’appel ; or, il s’agit là d’une compétence d’attribution de la cour d’appel de Paris. D’autre part, dans ces matières complexes, elle prive les parties du bénéfice des articles 92 et s. du CPC, notamment des articles 96 et 97 qui, en cas d’incompétence du juge, organise le renvoi du litige devant la juridiction désignée par celui-ci.
Le débat n’est donc pas clos sur ce point et, en outre, cette nouvelle jurisprudence devrait bientôt être étendue aux litiges concernant les pratiques anticoncurrentielles.
Suite au prochain épisode, donc….
 
 
Delphine Archer et Denis Garreau