11 octobre 2021 - La fixation judiciaire d’une juste indemnité d’expropriation - O. Feschotte-Desbois et S. Lamotte

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 11 juin dernier, le Conseil constitutionnel a déclaré conformes à la Constitution les dispositions de l’article L. 322-2 alinéa 4 du code de l’expropriation pour cause d’utilité publique (code de l’expropriation) qui interdisent de prendre en compte les changements de valeur subis par les biens expropriés depuis la date de référence, « s’ils ont été provoqués par l’annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d’utilité publique est demandée ».

Rappelons que l’expropriation d’immeubles ou de droits réels immobiliers ne peut être prononcée qu’à la condition de répondre à une utilité publique formellement constatée, et donne lieu au versement d’une juste et préalable indemnité (art. L. 1 du code de l’expropriation).

La procédure d’expropriation comporte deux phases, l’une administrative, l’autre judiciaire. La première vise à s’assurer que l’expropriation à venir poursuit bien un objectif d’utilité publique ; elle est placée sous le contrôle du juge administratif. Puis intervient le juge judiciaire, seul compétent, en tant que gardien de la propriété privée, pour prononcer l’expropriation – par ordonnance -, et fixer, à défaut d’accord entre expropriant et exproprié, le montant des indemnités de dépossession.

La fixation de cette indemnité répond à plusieurs grands principes. D’abord et avant tout, elle doit être « juste », puisque,  aux termes de l’article 17 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen du 26 août 1789,  « la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité ».
Ce caractère juste de l’indemnité perçue en cas de cession forcée était d’ailleurs requis antérieurement à la Déclaration de 1789. Par exemple, l’édit de Turgot de 1776 disposait déjà que « si la nécessité du service public oblige les particuliers à céder leur propriété, il est juste qu’ils n’en souffrent aucun dommage et qu’ils reçoivent le prix de la portion de leur propriété qu’ils sont obligés de céder ».
 
Ensuite, en vertu de l’article L. 321-1 du code de l’expropriation, cette indemnité doit répondre au principe dit « de réparation intégrale ». Elle doit couvrir l’intégralité du préjudice direct, certain et matériel causé à l’exproprié par la cession forcée de son bien.
Le législateur a posé des règles pour y parvenir et, notamment, impose au juge de se référer à différentes dates.
Ainsi le juge de l’expropriation doit-il se placer à la date de la décision de première instance pour évaluer le bien exproprié (L. 322-2 alinéa 1). Il doit apprécier la consistance du bien, matérielle comme juridique, à la date de l’ordonnance portant transfert de propriété (L. 322-1). Enfin, lorsque le bien exproprié ne peut recevoir la qualification de terrain à bâtir faute d’en remplir les conditions fixées à l’article L 322-3, il doit être évalué en fonction de son seul usage effectif, conformément à l’article L 322-2.

Ce texte détermine ainsi la date dite de référence, à laquelle il faut apprécier l’usage effectif du bien exproprié. Cette date, qui n’est pas uniforme selon que le bien se trouve en particulier situé à l’intérieur du périmètre d’une zone d'aménagement concerté, est toujours en amont de l’opération d’expropriation, et antérieure au projet qui sera déclaré d’utilité publique (L 322-2 alinéa 2). L’alinéa 4 de ce texte précise que : « Quelle que soit la nature des biens, il ne peut être tenu compte, même lorsqu'ils sont constatés par des actes de vente, des changements de valeur subis depuis cette date de référence, s'ils ont été provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée, par la perspective de modifications des règles d'utilisation des sols ou par la réalisation dans les trois années précédant l'enquête publique de travaux publics dans l'agglomération où est situé l'immeuble. »

Les auteurs de la QPC commentée contestaient la constitutionnalité de ces alinéas 2 et 4 dans le cas où les biens expropriés sont compris dans l’emprise d’une zone d’aménagement concerté, et qu’ils sont destinés à être revendus par l’expropriant dans des conditions déjà connues de lui et lui permettant de réaliser, selon les auteurs de la QPC, une plus-value substantielle certaine au détriment des expropriés.
Plus précisément, ils remettaient en cause la conformité à la Constitution de l’interdiction faite au juge de prendre en compte le changement de valeur du bien intervenu postérieurement à la date de référence, lorsque ce changement de valeur est provoqué par l’annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d’utilité publique est demandée.
Ils dénonçaient le déséquilibre résultant d’une telle règle à leur détriment.
 
Leur argumentation n’a pas convaincu le Conseil constitutionnel.

Pour décider de la constitutionnalité des dispositions contestées, le Conseil constitutionnel a en premier lieu rappelé que l’expropriation d’un bien ne peut être prononcée qu’à la condition qu’elle réponde à une utilité publique préalablement et formellement constatée, sous le contrôle du juge administratif, et que l’interdiction de tenir compte des changements de valeur subis par le bien exproprié depuis la date de référence, lorsqu’ils sont provoqués par l’annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d’utilité publique est demandée par l’expropriant, visent à protéger ce dernier contre la hausse de la valeur vénale du bien résultant des perspectives ouvertes par ces travaux ou opérations.
De fait, ces règles ont été mises en place afin d’éviter un « effet d’aubaine » au profit des expropriés et au détriment de l’expropriant, mais aussi pour éviter les spéculations foncières qui rendraient impossible toute opération d’aménagement.

De cette façon, elles protègent l’expropriant contre la hausse de la valeur vénale du bien objet de l’expropriation après l’annonce des travaux ou opérations dont l’utilité publique est demandée. In fine, elles garantissent le bon usage des deniers publics. Le Conseil a ainsi considéré que le législateur a, ce faisant, poursuivi un objectif d’intérêt général.

En second lieu, le Conseil constitutionnel a précisé que, pour assurer la réparation intégrale du préjudice direct, matériel et certain causé par l’expropriation, le juge de l’expropriation dispose d’une marge de manœuvre puisqu’il peut prendre en compte les changements de valeur du bien depuis la date de référence lorsqu’ils résultent d’autres événements que ceux visés au dernier alinéa de l’article L. 322-2 du code de l’expropriation et notamment, l’évolution du marché de l’immobilier.
Ajoutons à cela que le juge est libre d’adopter la méthode d’évaluation qui lui paraît la mieux appropriée pour fixer, souverainement, le montant des indemnités qu’il alloue aux expropriés et que, quand bien même le bien évalué ne le serait pas au prix d'un terrain à bâtir, il peut prendre en compte sa situation privilégiée, voire exceptionnelle, pour lui attribuer une valeur supérieure à celle d’une simple terre à vocation agricole.
 
Enfin, il n’est pas inutile de rappeler que dans une ZAC, le bien revendu n’est pas le bien exproprié : les anciennes délimitations des biens expropriés disparaissent au profit de celles des lots créés à l’intérieur du périmètre de la zone. Certains, une fois aménagés et équipés, sont revendus à des opérateurs économiques pour y recevoir l’affectation prévue par le projet et selon le cahier des charges qui s’impose, tandis que d’autres serviront d’assiette à des infrastructures ou à des équipements publics. En outre, le bilan d’une ZAC s’appréciant à son terme et de façon globale, il n’est pas possible d’affirmer, pour un bien exproprié compris dans l’assiette d’un lot objet d'un compromis de vente, qu’il engendrera une plus-value substantielle certaine pour l’expropriant.
En définitive, les modalités d’évaluation judiciaire de l’indemnité d’expropriation telles qu’elles sont prévues par l’article L. 322-2 du code de l’expropriation reposent sur des critères objectifs permettant d’indemniser l’unique préjudice directement causé par l’opération d’expropriation.

Olivia Feschotte-Desbois et Solène Lamotte (stagiaire)