12 oct. 2018 - Télérecours et modalités de production des pièces - P. Chauvin et O. Feschotte-Desbois

Comme toujours, le diable se niche dans les détails et le contentieux à l’origine de l’arrêt de Section du Conseil d’Etat ici commenté (CE 5 oct. 2018, req. n° 418233) en est une parfaite illustration.
 
Le décret n° 2016-1481 du 2 novembre 2016 relatif à l’usage des téléprocédures devant les juridictions administratives a rendu l’usage de l’application Télérecours obligatoire à compter du 1er janvier 2017, pour les nouvelles requêtes comme pour les dossiers en instance.
Ce décret a notamment modifié l’article R. 414-3 du code de justice administrative qui règle la question de la production, par le requérant, des pièces par l’application Télérecours. Ainsi, cet article ne vise que le cas de la requête et des mémoires du requérant sans concerner le cas des mémoires produits par les autres parties.

D’abord, cet article prévoit que les pièces jointes sont présentées conformément à l'inventaire qui en est dressé.
Ensuite, le texte propose une alternative au requérant pour la production de ses pièces.
Soit, il produit un fichier unique comprenant plusieurs pièces et dans ce cas, chaque pièce fera l’objet d’un signet. L’article R. 414-3 du CJA prévoit alors que les signets doivent être désignés (par exemple, par des numéros) conformément à l’inventaire.
Soit, il produit un fichier par pièces. Mais, dans une telle hypothèse, l’article R. 414-3 du CJA impose alors de dénommer le fichier conformément à l’inventaire. En d’autres termes, la pièce doit reprendre la dénomination qui en est donnée dans l’inventaire.
La production d’un fichier par pièce apparaît donc plus contraignante puisque chaque fichier doit être dénommé conformément à l’inventaire tandis que, dans le cas du fichier unique comprenant plusieurs pièces, les signets doivent être désignés sans nécessairement l’être par des intitulés.

La question des conditions de la production des pièces semblait donc claire mais il n’en était rien…

Au début de l’année 2017, le Conseil d’Etat, dans un souci de pédagogie, a rédigé un guide intitulé « Manuel d’application de l’application Télérecours », toujours disponible sur son site, pour expliquer les conditions de sa mise en œuvre.
A la page 53 de ce manuel, et s’agissant de la question de la production des pièces, on peut lire :
« Si vous transmettez vos pièces regroupées en un seul fichier informatique : Ce fichier devra alors comporter des signets identifiant les pièces telles qu'elles sont nommées dans l'inventaire. »
Et le guide ajoute :
« - Le nom de chaque pièce sera de la forme suivante : « PJ1_nom de la pièce », « PJ2_nom de la pièce », … »
Ainsi, au détour d’un exposé qui semblait anodin, c’est toute l’architecture de l’article R. 414-3 du CJA (fichier unique/fichier par pièce) qui, en réalité, était remise en cause.
En effet, le manuel exigeait du requérant, dans le cas où il produisait un fichier unique comprenant plusieurs signets, non plus de désigner les signets conformément à leur inventaire, mais de reprendre la dénomination de l’inventaire. Le manuel du Conseil d’Etat généralisait ainsi l’obligation de dénomination des pièces prévue par l’article R. 414-3 du CJA dans le cas où il y avait un fichier par pièce à un cas qui n’était pas prévu par cet article, à savoir celui du fichier unique comprenant plusieurs pièces identifiées sous des signets.

Cette interprétation des conditions d’application de l’article R. 414-3 du CJA pourrait paraître anecdotique mais c’est d’irrecevabilité de la requête dont il est question. En effet, si le requérant ne satisfait pas aux conditions de production de ses pièces, sa requête sera jugée irrecevable.
C’est justement la solution préconisée par le manuel d’application de Télérecours qui a été retenue par une ordonnance de la cour administrative d’appel de Versailles qui avait rejeté, pour irrecevabilité, une requête au motif que les signets du fichier unique qui y était joint n’étaient pas dénommés conformément à l’inventaire des pièces, mais qu’ils étaient simplement numérotés conformément à l’inventaire.

Le Conseil d’Etat a été saisi d’un pourvoi dirigé contre cette ordonnance et  a profité de ce contentieux pour fixer l’état du droit en la matière. La circonstance que l’arrêt ait été rendu en formation de Section confirme l’importance que le Conseil d’Etat, lui-même, attache aux solutions retenues.

Dans son arrêt, le Conseil d’Etat, après avoir cité les articles R. 412-2, R. 414-2 et R. 414-3 du CJA, juge d’abord que l’inventaire des pièces doit correspondre à une présentation exhaustive des pièces par un intitulé comprenant, pour chacune d’elles, un numéro dans un ordre continu et croissant ainsi qu’un libellé suffisamment explicite.
Ensuite, et s’agissant des pièces, le Conseil d’Etat retient qu’eu égard à la finalité des dispositions précitées, qui est de « permettre un accès uniformisé et rationalisé à chacun des éléments du dossier de la procédure, selon des modalités communes aux parties, aux auxiliaires de justice et aux juridictions,» il incombe aux parties de « désigner chaque pièce dans l’application Télérecours au moins par le numéro d’ordre qui lui est attribué par l’inventaire détaillé que ce soit dans l’intitulé du signet la répertoriant dans le cas de son intégration dans un fichier unique global comprenant plusieurs pièces ou dans l’intitulé du fichier qui lui est consacré dans le cas où celui-ci ne comprend qu’une seule pièce

Le Conseil d’Etat ajoute que la présentation des pièces est conforme à leur inventaire détaillé « lorsque l’intitulé de chaque signet au sein d’un fichier unique global ou de chaque fichier comprenant une seule pièce comporte au moins le même numéro d’ordre que celui affecté à la pièce par l’inventaire détaillé. »
Ainsi, et malgré ce qui semble résulter de la lettre de l’article R. 414-3 du CJA, il n’y a pas d’obligation, y compris dans le cas de la production d’un fichier par pièces, de dénommer les pièces : il suffit que les pièces soient désignées par le numéro d’ordre retenu dans l’inventaire.

Cette solution doit être approuvée.

D’une part, elle unifie le régime de production des pièces, qu’il s’agisse du fichier unique ou du fichier par pièces.
D’autre part, elle fait primer l’objectif du texte – à savoir la nécessaire conformité des pièces à leur inventaire - sur une lecture littérale trop rigide.
Il est toutefois regrettable que le Conseil d’Etat ne se prononce que des mois, voire des années, après l’entrée en vigueur de textes de procédure dont la méconnaissance est sanctionnée par l’irrecevabilité. On se souvient, par exemple, qu’il a fallu 25 ans pour que l’on découvre que l’article R. 600-1 du code de l’urbanisme était finalement applicable en Nouvelle-Calédonie (CE, avis cont., 22 février 2017, Mme Garcia, n° 404007, BJDU 2017, p. 182, concl. Crépey).
Certes, un délai moins important (1 an et demi) a été nécessaire après l’entrée en vigueur de l’article R. 414-3 du CJA pour connaître l’interprétation du Conseil d’Etat mais on pense inévitablement à ces jugements d’irrecevabilité, aujourd’hui malheureusement définitifs, qui ont été rendus, pendant ce délai, reprochant au requérant de ne pas avoir dénommé les pièces qu’il produisait.
 
Patrick Chauvin et Olivia Feschotte-Desbois